La photographie : art ou copie pure et simple ?

La photo en tant qu'art



    « Durant ce mois d'août 1839, disait naguère
M. Gabriel Cognacq, on s'occupa beaucoup à l'Académie des Beaux-arts de photographie. Ce n'est pas que notre Académie ait porté un vif intérêt à cette invention ; elle la considéra simplement à ses débuts comme un procédé mécanique, dont elle ne concevait pas, comme le fit Eugène Delacroix qui l'utilisa pour ses études de nus et de chevaux visibles au Musée du Louvre http://www.louvre.fr/, les immenses possibilités. S'il les intéressa, le daguerréotype n'en laissa pas moins nos confrères en défiance... Vingt ans plus tard, dans son Salon de 1859, ... Charles Baudelaire devait se rallier au point de vue de notre Académie en représentant la photographie comme a la servante des sciences et des arts, mais la très « humble servante, comme l'imprimerie et la sténographie, qui n'ont ni créé, ni suppléé la littérature. »


    A ce jugement sévère s'oppose, outre le témoignage de Delacroix, celui de son rival Paul Delaroche... : « L'admirable découverte de M. Daguerre est un immense service rendu aux arts. » Depuis presque deux siècles le débat est ouvert.


Eugène Delacroix

    Certes la question se pose, si l'on considère d'une part l'appareil moderne où tant de choses mystérieuses se passent toutes seules quand on appuie sur un bouton, la soudaineté de l'inscription ou l'alchimie du développement, et d'autre part l'intervention du photographe.



    Quand il choisit un sujet, quand il en étudie la composition et qu'il en dégage la silhouette, quand il met en valeur un détail typique ou qu'il cherche un angle de vue, l'attitude la plus favorable, ou le meilleur éclairage, le photographe fait oeuvre d'artiste. Il est obligé de tout prévoir, et d'analyser tous les détails, il ne peut rien négliger. Il est soumis à la tyrannie du sujet. Mais ces servitudes n'arrêtent pas le moderne chasseur d'images qui acquiert de nouveaux réflexes ; il accepte et surmonte ces obstacles comme le poète se soumet à la rime, et en tire de nouveaux effets, dans la mesure où il est maître de sa technique.


    Les appareils actuels deviennent comme des organes supplémentaires, doués d'une sensibilité extrême et très docilement solidaires de notre vision et de nos gestes, d'un simple coup d'œil et d'un effleurement. Mais ils voient et enregistrent plus de détails que notre œil, ils modifient les dimensions du sujet ; — les lois qu'ils observent en matière de perspective ne sont pas identiques aux nôtres ; ils nous révèlent parfois, du monde extérieur, des images inattendues que notre œil seul ne pourrait percevoir. C'est précisément le rôle et le mérite du photographe de s'adapter lui-même à la vision originale de cet œil artificiel, d'en connaître et d'en accepter les insuffisances et même d'en tirer parti.



 Photographe au soleil   On pourrait pousser plus loin l'analyse et rechercher dans leur travail de laboratoire ce qui distingue l'homme de goût du commerçant victime de ses tarifs et de sa clientèle. Notons seulement le rôle et la valeur de ces opérations qui symbolisent d'ordinaire tout ce qu'il y a de plus impersonnel dans la photographie et qui exigent en réalité bien plus que du soin et de l'habileté manuelle ; à toutes les étapes de la genèse d'une photographie, il y a place pour l'imagination, la finesse, le goût, le talent et l'intelligence. « La photographie, écrivait Lamartine en 1859, contre laquelle j'ai lancé... un anathème inspiré par le charlatanisme qui la déshonore, en multipliant les copies, la photographie, c'est le photographe... Nous ne disons plus que c'est un métier : c'est un art ; c'est mieux qu'un art, c'est un phénomène solaire où l'artiste collabore avec le soleil. »


   Certes, bien peu d'hommes sont dignes de cette collaboration. L'amateur ne s'en soucie guère, qui fait aveuglément confiance à son appareil et qui s'en remet au praticien pour atténuer ses erreurs. Les professionnels eux-mêmes ont trop rarement l'occasion de manifester un véritable talent ; le domaine de la photographie artistique est pratiquement limité au portrait, à la publicité et à l'illustration des ouvrages de luxe. Il ne s'agit pas, le plus souvent, d'exécuter un chef-d'œuvre, mais de fixer un souvenir ou d'établir un document ; on demande surtout à la photographie d'être exacte et fidèle, on renonce aisément à l'œuvre d'art.



    Mais, tout comme le dessin, la peinture ou l'estampe, elle est capable de satisfaire à la fois le savant et l'artiste.


    Elle rivalise avec le dessin dans tous les domaines et elle se substitue à lui avec une telle perfection que l'auteur lui-même hésite entre le dessin qu'il a fait de sa main et le fac-similé ; mais il faut bien reconnaître que la photographie qui dit tout parvient difficilement à définir les contours principaux d'un sujet ; elle est incapable de choisir et de tracer le trait essentiel, le trait vivant, typique, évocateur ; l'esquisse, le croquis, le schéma, le plan, la caricature demeurent l'apanage exclusif du dessin.


    Entre la photographie et l'estampe, les affinités et les oppositions sont multiples ; on imagine l'ardeur de la concurrence. Quand il s'agit de copie fidèle et rapide, et de diffusion à de nombreux exemplaires, la photographie triomphe ; elle a tué la gravure de reproduction. La gravure originale, au contraire, est sortie vivifiée du combat ; sans doute le peintre-graveur a-t-il dû renoncer à des sujets, à des effets, à des valeurs, qui font désormais partie du répertoire de la photographie ; mais en réalité, il n'a fait qu'y gagner, et il se soucie fort peu, actuellement, de sa voisine.


    Les peintres eux non plus ne sont pas restés indifférents : Delacroix, Degas, Toulouse-Lautrec... se servaient de photographies pour noter un détail, une attitude, un effet, ou tout simplement pour s'amuser ; beaucoup furent de simples copistes ; mais d'autres se sentirent humiliés quand ils apprirent de la photographie qu'ils ne savaient pas dessiner un cheval au galop ; et, comme s'ils craignaient d'être pris en défaut par cette « mécanique », ils se sont réfugiés dans un domaine d'où ils pouvaient la mépriser à loisir. Ce fut le triomphe du trait schématique, du coup de crayon enlevé, des touches de couleurs largement réparties, des compositions abstraites... ; la photographie n'est pas sans avoir influencé les écoles modernes de peinture qui en ont pris systématiquement le contre-pied.


    Elle doit elle-même avoir le courage de n'aborder que les sujets qui conviennent à sa technique et de ne pas placer son idéal à singer les effets d'un tableau, d'une eau-forte ou d'un dessin.



    Certains artistes ont trouvé dans la photographie un nouveau mode d'expression, et si personnel qu'on les reconnaît à leurs œuvres, même quand elles ne sont pas signées. Il y a déjà des classiques et des modernes parmi les photographes, des cubistes et des pompiers. Il n'est plus possible de comprendre l'histoire de l'art contemporain sans tenir compte de la photographie ; elle a ses maîtres, ses écoles, ses théoriciens, ses techniques et ses styles. Elle se définit par la précision, la fidélité, par de nouvelles harmonies de valeurs, par la nouveauté des sujets et des compositions, par le mouvement, la poésie de l'innombrable.